DIEU  INVISIBLE AU PHILOSOPHE

 

 

Le philosophe allait sur son âne ;  prophète,
Prunelle devant l’ombre horrible stupéfaite,
Il allait, il pensait.

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Il avait quitté l’ombre où l’épouvante habite,
Et le hideux abri des chênes chevelus
Que l’ouragan secoue en ses larges reflux.

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Morne, il laissait marcher au hasard sa monture,
Son esprit cheminant dans une autre aventure;
Il se demandait: « Tout est-il vide? et le fond
N’est-il que de l’abîme où des spectres s’en vont?
L’ombre prodigieuse est-elle une personne?
Le flot qui murmure, est-ce une voix qui résonne?
Depuis quatre-vingts ans, je vis dans un réduit,
Regardant la sueur des antres de la nuit,
Écoutant les sanglots de l’air dans les nuées.
Le gouffre est-il vivant? Larves exténuées,
Qu’est-ce que nous cherchons? Je sais l’assyrien,
L’arabe, le persan, l’hébreu; je ne sais rien.
De quel profond néant sommes-nous les ministres?…»
Ainsi, pâle, il songeait sous les branches sinistres,
Les cheveux hérissés par les souffles des bois.
L’âne s’arrêta court et lui dit: « Je le vois. »

                              ( La légende des siècles)
 
 
 
 

                               LE SOMMET EST DÉSERT, NOIR,

                                                     LUGUBRE, INCLÉMENT

                                        

 
 
                          
 

Le sommet est désert, noir, lugubre, inclément,
Bordé de toutes parts d’un sombre escarpement ;
L’horizon à l’entour n’est qu’une solitude ;
L’hiver est éternel sur ce faîte âpre et rude,
Et j’y trouve, ô Seigneur, des traces de pieds nus
Qui prouvent qu’avant moi d’autres y sont venus.
On y voit des carcans et des fers, comme au bagne.
J’étais en bas, les yeux fixés sur la montagne.
Deux êtres ont passé pendant que j’étais là ;
Et leurs regards brillaient, si bien qu’il me sembla
Que ces deux inconnus, rayonnant sous leurs voiles,
Pour en faire leurs yeux avaient pris des étoiles.
L’un avait l’air candide et l’autre l’air altier.
Ils marchaient tous les deux dans le même sentier ;
Et l’un murmurait : Crois, et l’autre disait : Pense.
Et sur le front de l’un on lisait : Conscience,
Et sur le front de l’autre on lisait : Vérité.
Moi, je les regardais, ému de leur beauté.
Alors ces deux passants sévères m’ont fait signe
De me lever ; c’était l’aigle à côté du cygne ;
Et je les ai suivis, et ce sont eux qui m’ont
Conduit et laissé seul sur le haut de ce mont.

 

                                        (Les quatre vents de l'Esprit)

 

                           

                              CHUTE,  ABAISSEMENT

                                        GRANDEUR DU DEDANS

 
 

Eh bien, non! -- Le sublime est en bas. Le grand choix,
C'est de choisir l'affront. De même que parfois
La pourpre est déshonneur, souvent la fange est lustre.
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Et, quand, dans le supplice où nous devons lutter,
Le lâche destin va jusqu'à nous insulter,
Quand sur nous il entasse outrage, rire, blâme,
Et tant de contre-sens entre le sort et l'âme
Que notre vie arrive à la difformité,
La laideur de l'épreuve en devient la beauté.
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Ce que l'homme ici-bas peut avoir de plus pur,
De plus beau, de plus noble en ce monde où l'on pleure,
C'est chute, abaissement, misère extérieure,
Acceptés pour garder la grandeur du dedans. 

(Les contemplations-livre V- En marche-Les malheureux)

 

 

 NE CRAINS PAS DE MOURIR

 

Ne crains pas de mourir. Créature plaintive,
Ne sens-tu pas en toi comme une aile captive?
Sous ton crâne, caveau muré, ne sens-tu pas
Comme un ange enfermé qui sanglote tout bas?
Qui meurt, grandit. Le corps, époux impur de l'âme,
Plein des vils appétits d'où naît le vice infâme,
Pesant, fétide, abject, malade à tous moments,
Branlant sur sa charpente affreuse d'ossements,
Gonflé d'humeurs, couvert d'une peau qui se ride,
Souffrant le froid, le chaud, la faim, la soif aride,
Traîne un ventre hideux, s'assouvit, mange et dort.
Mais il vieillit enfin, et, lorsque vient la mort,
L'âme, vers la lumière éclatante et dorée,
S'envole, de ce monstre horrible délivrée. -- 

( Les contemplations-En marche- Les Malheureux)

 

 

 

LA CALOMNIE IMMONDE

        ET QU'ON JETTE EN COURANT

 

 

La calomnie immonde et qu’on jette en courant

            Et dont on nous lapide,

Traverse, sans troubler son calme transparent

            Le flot d’un coeur limpide

 

Vile , engloutie au fond de l’âme, loin du jour,

                Stagnante, elle s’efface,

Et la candeur, la paix, l’espérance et l’amour

                Restent à la surface.

 

Et les rêves sereins, la foi qui nous sourit,

            La bonté, douce et franche,

N’en reviennent pas moins dans ce tranquille esprit

            Baigner leur aile blanche

 

L’injure du passant dans le lac le plus pur,

        Dans les coeurs les plus dignes,

Tombe; mais ce fond noir sur la vague d’azur

            Laisse nager les cygnes.

 

Les quatre vents de l’esprit

1908

 

 

 

 

                                                A L'HOMME

                                            ( Légende des Sicècles)

 

 

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C'est parce que je roule en moi ces choses sombres,

C'est parce que je vois l'aube dans les décombres,

Sur les trônes le mal, sur les autels la nuit,

C'est parce que, sondant ce qui s'évanouit,

Bravant tout ce qui règne, aimant tout ce qui souffre,

J'interroge l'abîme, étant moi-même gouffre ;

C'est parce que je suis parfois, mage inclément,

Sachant que la clarté trompe et que le bruit ment,

Tenté de reprocher aux cieux visionnaires

Leur crachement d'éclairs et leur toux de tonnerres ;

C'est parce que mon cœur, qui cherche son chemin,

N'accepte le divin qu'autant qu'il est humain ;

C'est à cause de tous ces songes formidables

Que je m'en vais, sinistre, aux lieux inabordables,

Au bord des mers, au haut des monts, au fond des bois.

Là, j'entends mieux crier l'âme humaine aux abois ;

Là je suis pénétré plus avant par l'idée

Terrible, et cependant de rayons inondée.

Méditer, c'est le grand devoir mystérieux ;

Les rêves dans nos cœurs s'ouvrent comme des yeux ;

Je rêve et je médite ; et c'est pourquoi j'habite,

Comme celui qui guette une lueur subite,

Le désert, et non pas les villes ; c'est pourquoi,

Sauvage serviteur du droit contre la loi,

Laissant derrière moi les molles cités pleines

De femmes et de fleurs qui mêlent leurs haleines,

Et les palais remplis de rires, de festins,

De danses, de plaisirs, de feux jamais éteints,

Je fuis, et je préfère à toute cette fête

La rive du torrent farouche, où le prophète

Vient boire dans le creux de sa main en été,

Pendant que le lion boit de l'autre côté.

 
 
 

 

 

 

                                PUISSANCE ÉGALE BONTÉ

                                    (Légende des siècles)

 

 

Au commencement, Dieu vit un jour dans l’espace
Iblis venir à lui ; Dieu dit : « Veux-tu ta grâce ?
— Non, dit le Mal. — Alors que me demandes-tu ?
— Dieu, répondit Iblis de ténèbres vêtu,
Joutons à qui créera la chose la plus belle. »
L’Être dit : « J’y consens. — Voici, dit le Rebelle :
Moi, je prendrai ton œuvre et la transformerai.
Toi, tu féconderas ce que je t’offrirai ;

Et chacun de nous deux soufflera son génie
Sur la chose par l’autre apportée et fournie.
— Soit. Que te faut-il ? Prends, dit l’Être avec dédain.
— La tête du cheval et les cornes du daim.
— Prends. » Le monstre hésitant que la brume enveloppe
Reprit : « J’aimerais mieux celle de l’antilope.
— Va, prends. » Iblis entra dans son antre et forgea.
Puis il dressa le front. « Est-ce fini déjà ?
— Non. — Te faut-il encor quelque chose ? dit l’Être.
— Les yeux de l’éléphant, le cou du taureau, maître.
— Prends. — Je demande, en outre, ajouta le Rampant,
Le ventre du cancer, les anneaux du serpent,
Les cuisses du chameau, les pattes de l’autruche.
— Prends. » Ainsi qu’on entend l’abeille dans la ruche,
On entendait aller et venir dans l’enfer
Le démon remuant des enclumes de fer.
Nul regard ne pouvait voir à travers la nue
Ce qu’il faisait au fond de la cave inconnue.
Tout à coup, se tournant vers l’Être, Iblis hurla :
« Donne-moi la couleur de l’or. » Dieu dit : « Prends-la. »
Et, grondant et râlant comme un bœuf qu’on égorge,
Le démon se remit à battre dans sa forge ;
Il frappait du ciseau, du pilon, du maillet,
Et toute la caverne horrible tressaillait ;
Les éclairs des marteaux faisaient une tempête ;
Ses yeux ardents semblaient deux braises dans sa tête ;
Il rugissait ; le feu lui sortait des naseaux,
Avec un bruit pareil au bruit des grandes eaux

Dans la saison livide où la cigogne émigre.
Dieu dit : « Que te faut-il encor ? — Le bond du tigre.
— Prends. — C’est bien, dit Iblis debout dans son volcan.
— Viens m’aider à souffler, » dit-il à l’ouragan.
L’âtre flambait ; Iblis, suant à grosses gouttes,
Se courbait, se tordait, et, sous les sombres voûtes,
On ne distinguait rien qu’une sombre rougeur
Empourprant le profil du monstrueux forgeur.
Et l’ouragan l’aidait, étant démon lui-même.
L’Être, parlant du haut du firmament suprême,
Dit : « Que veux-tu de plus ? » Et le grand paria,
Levant sa tête énorme et triste, lui cria :
« Le poitrail du lion et les ailes de l’aigle. »
Et Dieu jeta, du fond des éléments qu’il règle,
À l’ouvrier d’orgueil et de rébellion
L’aile de l’aigle avec le poitrail du lion.
Et le démon reprit son œuvre sous les voiles.
« Quelle hydre fait-il donc ? » demandaient les étoiles.
Et le monde attendait, grave, inquiet, béant,
Le colosse qu’allait enfanter ce géant ;
Soudain, on entendit dans la nuit sépulcrale
Comme un dernier effort jetant un dernier râle ;
L’Etna, fauve atelier du forgeron maudit,
Flamboya ; le plafond de l’enfer se fendit,
Et, dans une clarté blême et surnaturelle,
On vit des mains d’Iblis jaillir la sauterelle.

Et l’infirme effrayant, l’être ailé, mais boiteux,
Vit sa création et n’en fut pas honteux,
L’avortement étant l’habitude de l’ombre.
Il sortit à mi-corps de l’éternel décombre,
Et, croisant ses deux bras, arrogant, ricanant,
Cria dans l’infini : « Maître, à toi maintenant ! »
Et ce fourbe, qui tend à Dieu même une embûche,
Reprit : « Tu m’as donné l’éléphant et l’autruche,
Et l’or pour dorer tout ; et ce qu’ont de plus beau
Le chameau, le cheval, le lion, le taureau,
Le tigre et l’antilope, et l’aigle et la couleuvre ;
C’est mon tour de fournir la matière à ton œuvre ;
Voici tout ce que j’ai. Je te le donne. Prends. »
Dieu, pour qui les méchants mêmes sont transparents,
Tendit sa grande main de lumière baignée
Vers l’ombre, et le démon lui donna l’araignée.

Et Dieu prit l’araignée et la mit au milieu
Du gouffre qui n’était pas encor le ciel bleu ;
Et l’Esprit regarda la bête ; sa prunelle,
Formidable, versait la lueur éternelle ;
Le monstre, si petit qu’il semblait un point noir,
Grossit alors, et fut soudain énorme à voir ;
Et Dieu le regardait de son regard tranquille ;
Une aube étrange erra sur cette forme vile ;
L’affreux ventre devint un globe lumineux ;
Et les pattes, changeant en sphères d’or leurs nœuds,

S’allongèrent dans l’ombre en grands rayons de flamme ;
Iblis leva les yeux, et tout à coup l’infâme,
Ébloui, se courba sous l’abîme vermeil ;
Car Dieu, de l’araignée, avait fait le soleil.